Un peu plus tôt au cours de l’automne, j’ai initié une réflexion sur la définition de l’histoire environnementale québécoise et sur les différents courants historiographiques et épistémologiques qui l’alimentent. J’y avais notamment évoqué l’interdisciplinarité, et plus particulièrement la relation privilégiée entre l’histoire de l’environnement et la géographie historique. C’est sur ce thème que je souhaite revenir dans cette chronique, car si cette complémentarité disciplinaire semble aller de soi au Québec (et plus largement au Canada et en Amérique du Nord), il n’en va pas de la même évidence dans l’ensemble des études francophones en histoire de l’environnement. Nous poserons ici un regard comparatif sur les liens qui unissent histoire environnementale et géographie de part et d’autre de l’Atlantique. La nuance est peut-être subtile, mais elle n’est pas sans conséquence (me semble-t-il du moins?) sur la formulation des approches scientifiques. À l’est, l’histoire environnementale a cheminé aux côtés de la géographie historique, alors qu’à l’ouest, c’est plutôt du côté de la biogéographie historique qu’elle s’est trouvée une complice. Retour sur deux démarches parallèles de construction des problématiques environnementales, autour des mêmes époques, mais en des lieux différents.
Commençons par un bref retour sur la géographie historique québécoise. L’interrelation entre histoire et géographie peut être remise en perspective à travers l’évolution des sciences humaines aux 19e et 20e siècles, tant en France que du côté de l’Angleterre et des États-Unis (Courville, 1995, p. 9-34). Mais pour le propos qui nous intéresse ici, nous nous limiterons à faire commencer cette histoire dans la deuxième moitié du 20e siècle. Ce qu’il importe de mettre en évidence, c’est le lien étroit entretenu par la géographie historique québécoise, au moment de son essor, avec la géographie régionale et culturelle, et plus largement avec la géographie humaine dans son ensemble. Cette particularité est sans aucun doute liée aux influences de l’école historique des Annales au Québec. C’est plus particulièrement au cours des années 1970, avec l’éclatement des sciences humaines, que se définissent les contours d’une géographie historique, alimentée par des apports théoriques et méthodologiques éclatés. Serge Courville en dresse un tableau fort détaillé dans son ouvrage Introduction à la géographie historique.
Si, au Québec, le lien entre l’histoire de l’environnement et la géographie historique relève de l’évidence, il en va autrement en France. En fait, la géographie historique y est tout simplement peu développée, du moins au sens où elle est comprise en Amérique du Nord (Antoine, 2003, p. 19). Par contre, c’est en complémentarité de la biogéographie historique que s’est développée, du moins en partie, l’histoire environnementale. Contrairement à l’approche très humaniste de la géographie historique, la genèse de la biogéographie française se rattache directement à la biologie. Elle est donc centrée a fortiori sur la répartition spatiale des êtres vivants, animaux et végétaux, plutôt que sur les groupes sociaux. Cette affirmation vaut pour la première moitié du 20e siècle. À partir des années 1960, elle intègre la prise en compte des interventions humaines à son objet d’étude. Cette orientation donnera lieu à deux branches au sein de la biogéographie : l’une poursuivant le chemin initial centré sur l’aspect biologique, et l’autre tournée vers l’intégration de l’action humaine. Cette dernière deviendra ce que Marc Galochet qualifie de « biogéographie des géographes » (Galochet, 2003, p. 3). Elle conserve par ailleurs un trait de caractère issu de l’approche biologique : celui de la propension à conduire de vastes inventaires. À compter des années 1970, les concepts de géosystème et de paysage retiennent plus particulièrement l’attention des biogéographes. Le paysage (objet d’étude qui s’est immiscé de différentes façons chez les géographes et les historiens) propose ici une appréhension plus globale de la complexité de l’espace, incluant ses composantes tant physiques et biologiques, qu’anthropiques : « le paysage repose sur la conception combinatoire d’espaces, d’acteurs et de temps correspondant à l’interface entre la nature et la société » (Bertrand, 1978, dans Galochet, 2003, p. 8). Les forêts deviennent parallèlement l’objet d’étude de prédilection des biogéographes. Dans les années 1980, un nouveau souffle est donné à la biogéographie avec l’introduction de la dimension historique et la prise en compte de la durée comme clé d’interprétation de l’évolution des forêts qui sont étudiées comme « résultant d’une très longue interaction entre les sociétés et leur milieu » (Galochet, 2003, p. 10). Cet intérêt donne forme au Groupe d’Histoire des Forêts Françaises (GHFF) au début des années 1980, sous l’impulsion initiale du géographe Georges Bertrand et de l’historien Denis Woronoff. Ce groupe de recherche interdisciplinaire a largement contribué à l’émergence de l’histoire environnementale en France, et demeure encore à ce jour considéré comme un des principaux lieux où sont menées des recherches s’inscrivant dans cette démarche. Ses problématiques se sont d’ailleurs élargies, touchant à l’eau, à la faune, au climat… Par ailleurs, depuis quelques années, d’autres regroupements ont vu le jour, dont le Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale (RUCHE), en 2008.
Le principal constat demeure celui qui distingue les deux démarches géographiques : la première, celle d’une géographie historique, pleinement issue de la branche de la géographie humaine, et qui se définit comme une science dont les postulats épistémologiques reposent sur une interdisciplinarité, celle de la géographie et de l’histoire. À cet égard, il n’est pas inintéressant, pour la petite histoire, de rappeler que la thèse de Serge Courville s’inscrivait dans le champ de la géographie culturelle et non dans celui de l’environnement (non institutionnalisé à l’époque). La seconde relève d’une branche de la géographie au départ axée sur les milieux naturels, qui s’est renouvelée par l’introduction de la donnée historique, puis par le développement de lien étroit avec l’histoire. La première est donc surtout centrée sur les acteurs, sur la formation des sociétés et leurs interactions dans et avec l’espace, se rapprochant en cela beaucoup de tout le courant portant sur le territoire et la territorialité. La seconde a conservé de ses origines un découpage de l’espace historique reposant sur des phénomènes biogéographiques, bousculant le modèle selon lequel l’espace des historiens est toujours modelé par les activités humaines (Antoine, 2003, p. 26).
Il s’agit bien sûr d’un portrait trop rapide de la situation. Tout n’est pas si simple, et on ne peut affirmer être en présence de courants véritablement opposés. Le rapport entre l’homme et son milieu est inscrit dans la géographie et a préoccupé les géographes de bien des façons à travers le temps, bien avant que l’environnement n’apparaisse comme objet dans son acception contemporaine. Nous voulions simplement mettre ici à l’avant-plan comment au Québec et en France, tout en suivant néanmoins des parcours différents, l’histoire et la géographie se sont rencontrées pour traiter de l’interaction entre l’homme et son environnement.
Antoine, Annie, 2003, « Histoires d’espace. Jalons historiographiques d’un objet », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 110, no 4, p. 13-35.
Courville, Serge, 1995, Introduction à la géographie historique, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval.
Galochet, 2003, « Histoire de la biogéographie française des origines à nos jours », Site internet de la Commission de biogéographie (CNFG), http://www.ipt.univ-paris8.fr/biogeo/
Maude Flamand-Hubert
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