On dit souvent qu’une image vaut mille mots… Celle-ci illustre mieux qu’aucun discours l’état d’âme des ingénieurs forestiers confrontés, dans la deuxième moitié du 20e siècle, au courant émergent de l’aménagement du territoire. Elle nous rappelle aussi combien ont été liés (et le sont encore), les questions d’exploitation des ressources naturelles et celles de l’aménagement du territoire, et combien il peut être difficile d’assurer une répartition de l’espace entre les différents usages. Plus largement, on y retrouve certains jalons de notre façon d’appréhender collectivement l’environnement.
Bien qu’elle trouve ses fondements dans la première moitié du 20e siècle, la formulation d’une réflexion sur l’espace en termes d’aménagement du territoire se répand en occident après la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’inscrit en cela dans le foisonnement de ces années fastes en changement : hausse démographique, accroissement de la productivité, montée de l’urbanisation, déclin du rural. Tous ces changements, les ingénieurs forestiers y sont confrontés et les ajoutent sans détour à leurs débats, que ce soit à l’occasion des congrès ou symposiums qu’ils tiennent chaque année. Comme le dit si bien le titre de l’article de l’aménagiste Georges Robert, [1] il s’agit de trouver la juste place pour chaque chose, ces « choses » se multipliant, depuis l’étalement urbain jusqu’aux routes, en passant par la mise en place de lignes électriques et la création de parcs. Mais au-delà d’une gestion technicienne de l’espace, l’aménagement du territoire est intimement associé aux transformations de l’organisation du politique. Il est d’abord lié à une certaine ingénierie de l’État, qui devient une entité de plus en plus spécialisée et au sein de laquelle scientifiques et ingénieurs prennent place. D’autre part, l’aménagement du territoire est une réponse à la démocratisation de certains mécanismes décisionnels. Il est devenu impossible de prétendre organiser l’espace et le répartir entre différents utilisateurs sans prendre en compte l’opinion populaire. Rappelons que le Québec est alors en pleine réflexion sur l’abolition des concessions forestières et des clubs privés de chasse et de pêche… Le territoire et son aménagement deviennent les lieux privilégiés de l’action publique et du partage du pouvoir entre différents acteurs influents (politiques, industriels et économiques avec, en toile de fond, une opinion publique de plus en plus manifeste).
À l’image se joignent les mots pour exprimer le défi qui se présente alors aux aménagistes : « Les moyens employés pour l’exploitation inconditionnelle des ressources naturelles et le perfectionnement des techniques industrielles sont considérables; par contre totalement dérisoires sont ceux alloués à l’aménagement du territoire et à la préservation de notre environnement… […] L’aménagement du territoire consiste à traduire en programmes, la science et la sagesse des techniciens et des hommes politiques en se basant en très grande partie sur les volontés et les intuitions populaires.[2]
Dès lors, ce retour sur l’aménagement du territoire nous ouvre certaines perspectives pour une compréhension plus large de notre rapport à l’environnement. Il permet de constater qu’historiquement, l’un a eu de l’influence sur l’autre. Un rapport dont l’évolution peut être observée dans les archives des associations, corporations et ordres professionnels qui ont dû s’adapter et manœuvrer avec cette nouvelle notion de l’aménagement du territoire. Dans les années 1960, les forestiers voient de nouvelles questions émergées : de quelle façon l’aménagement du territoire viendra-t-il influencer l’aménagement de la forêt, et inversement, quel sera le rôle de la forêt dans l’aménagement du territoire? Les réponses sont multiples et varient selon les protagonistes.
Une tendance semble néanmoins se dessiner. Au Québec, l’aménagement du territoire comme outil de planification participe à une approche normative de la gestion de l’environnement, à travers notamment la mise en place d’un système de zonage. On y perçoit les efforts déployés par un État qui, sans pour autant perdre ses prérogatives sur les ressources, tente de répondre à la multiplication des demandes pour l’utilisation du territoire. À nos yeux, ce retour sur l’introduction de l’aménagement du territoire offre un point de vue sur les fondements de ce qui structure politiquement notre rapport à l’environnement. Un environnement souvent compris en termes technicistes, divisés selon des catégories d’usage restrictives, mais néanmoins réconfortantes. Dans le cas de la forêt, on retrouve une palette allant des zones d’exploitation intensive aux aires protégées, à laquelle s’ajoutent toutes les nuances tentant de répondre à autant de demandes.
[1] Georges Robert, « L’aménagement du territoire ou une place pour chaque chose », Forêt Conservation, vol. 41, no 10, décembre 1975, p. 24-25.
[2] Georges Robert, « L’aménagement du territoire ou une place pour chaque chose », Forêt Conservation, vol. 41, no 10, décembre 1975, p. 24-25.
Suggestions de lecture :
- Corporation des Ingénieurs forestiers de la province de Québec, 1966, L’ingénieur forestier face à l’aménagement du territoire, Québec, La Corporation.
- Fréchette, Alain, et Nathalie Lewis, 2011, « Pushing the boundaries of conventional forest policy research: Analyzing institutional change at multiple levels », Forest Policy and Economics, no 13, p. 582–589.
- Gélinas, Cyrille, 2010, L’enseignement et la recherche en foresterie à l’Université Laval : de 1910 à nos jours, Québec, Société d’histoire forestière du Québec.
Cette réflexion sur le lien entre l’aménagement du territoire et la foresterie résulte d’un projet de recherche et de ma thèse de doctorat en cours mené sous la direction de Mme Nathalie Lewis, au département Sociétés, territoires et développement de l’Université du Québec à Rimouski.
Jim Clifford
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