Personnalité juridique de la Rivière Magpie / Muteshekau Shipu: une première au Canada

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En février 2021, une action conjointe menée par la Municipalité régionale de comté (MRC) de Minganie et le Conseil des Innus d’Ekuanitshit1 a marqué un tournant en ce qui concerne la perception des rivières au Québec et au Canada : à travers deux résolutions miroir, les Innus et la MRC ont attribué le statut de personnalité juridique à la rivière Magpie – Muteshekau Shipu en langue Innu. Ces résolutions accordent neuf droits distincts à cette rivière de la Côte-Nord qui coule sur plus de 300 km, soit :

  • le droit de vivre, d’exister et de couler ;
  • le droit au respect de ses cycles naturels ;
  • le droit d’évoluer naturellement, d’être préservée et d’être protégée ;
  • le droit de maintenir sa biodiversité naturelle ;
  • le droit de maintenir son intégrité ;
  • le droit de remplir des fonctions essentielles au sein de son écosystème ;
  • le droit d’être à l’abri de la pollution ;
  • le droit à la régénération et à la restauration ;
  • le droit d’ester en justice. 
Muteshekau Shipu (Magpie River)
Muteshekau Shipu (Magpie River). Credit: Boreal River Adventures / John Rathwell

Quoiqu’il s’agisse d’une première au Canada, l’action pour cette rivière s’inscrit dans une mouvance internationale : des initiatives similaires ont vu le jour en réponse à l’inaction des gouvernements pour protéger adéquatement l’environnement, notamment en Australie, Bolivie, Colombie, Équateur, Inde, Nouvelle-Zélande, Ouganda, de même qu’au Mexique et aux États-Unis. Grâce à ce virage porté par les Premiers Peuples et différentes alliances locales et internationales, on peut espérer que les rivières pourront enfin être perçues comme un patrimoine culturel-naturel autochtone avant d’être des ressources économiques pour la société majoritaire. Cet enjeu est particulièrement crucial au Québec où, tout au long du 20e siècle, l’accès des Premières Nations à leurs territoires a été progressivement entravé par un vaste réseau de production d’électricité. Aujourd’hui, la transition vers des énergies « vertes », dont l’hydroélectricité, ne fait qu’intensifier la pression sur le réseau fluvial des territoires ancestraux. Dans un cas comme dans l’autre, la sacralité de l’ingénierie hydroélectrique, presque mythique pour la société québécoise, s’oppose à la sacralité du vivant qui sous-tend les territorialités autochtones.

Barrage de Magpie sur la Rivière Magpie, Québec, Canada
Barrage de Magpie sur la Rivière Magpie, Québec, Canada. Cephas, août 2012. Wikimedia Commons.

La capacité pour les peuples autochtones de protéger leurs milieux de vie – voire même leur « droit » de définir ces milieux selon leurs propres ontologies – est modulée par l’accaparement de ces espaces par les industries qui, encore souvent, voient la nature comme un réservoir de ressources à exploiter. À preuve, le gouvernement actuel du Québec, dirigé par François Legault, a récemment mis de côté 83 projets d’aires protégées dans le sud du Québec afin de ne pas porter atteinte aux intérêts économiques, notamment ceux de la foresterie. Dans la foulée, un projet de protection de 2600 km2 de territoire le long de la rivière Magpie/Muteshekau Shipu était refusé afin de ne pas renoncer au potentiel énergétique de la rivière. C’est en partie à cause de ce blocage que les décideurs locaux se sont tournés vers la personnalité juridique pour protéger l’intégrité de la rivière.

Whitewater rafters on the Muteshekau Shipu (Magpie River)
Muteshekau Shipu (Magpie River). Credit: Boreal River Adventures / John Rathwell

Si l’attribution de droits à une rivière peut paraître une fiction selon l’ontologie positiviste occidentale, en retour c’est la perspective ressourciste de la nature qui est irréelle pour les Innus d’Ekuanitshit, et c’est pourquoi ils s’y opposent. L’action pour la rivière Magpie/Muteshekau Shipu s’inscrit dans un mouvement de résistance porté de longue date par les Premiers Peuples : comme l’indique la résolution miroir, ce mouvement rejoint désormais une plus grande sphère de la société.  De Manicouagan en passant par Outardes, Bersimis, Toulnustouc, ou Romaine, les rivières de la Côte-Nord ont été lourdement impactées par le développement hydroélectrique, mais les citoyens envisagent aujourd’hui d’autres avenues. Dans leur action conjointe, les représentants de la Minganie et Ekuanitshit ont exprimé haut et fort leur volonté de promouvoir l’intérêt culturel, écologique et récréotouristique des grandes rivières. Ils se présentent non pas comme « propriétaires » mais bien comme « gardiens » de la rivière. Pour le Chef d’Ekuanitshit, Jean-Charles Piétacho, la personnalité juridique n’est pas une nouveauté, mais bien l’identité première de la rivière, celle que les Innus ont toujours connue : « La rivière nous parle, c’est une vision qu’on a depuis les temps immémoriaux » (Alliance Muteshekau Shipu 2021). Le concept en soit est provocateur : l’idée d’écouter la rivière est une invitation à débattre collectivement sur l’avenir du territoire. En priorisant les droits de la Magpie/Muteshekau Shipu, il semblerait que les gens de la région s’engagent aussi à s’écouter – et à s’entendre – mutuellement.

Feature Image: Muteshekau Shipu (Magpie River). Credit: Boreal River Adventures / Peter Holcolmbe

1 En tant qu’instance paramunicipale, la MRC de Minganie regroupe huit municipalités et deux communautés innues (Ekuanitshit et Nutashkuan) : http://mrc.minganie.org/mot-du-prefet/territoire/; https://www.ekuanitshit.com; http://www.mamit-innuat.com/mamit-innuat/default.aspx.


Références

Alliance Muteshekau Shipu 2021 : www.facebook.com/alliance-muteshekau-shipu-105515231575121/

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro (Montréal : Atelier 10, 2017).

Charest, Paul, « Les barrages hydro-électriques en territoire montagnais et leurs effets sur les communautés amérindiennes ». Recherches amérindiennes au Québec 9.4 (1980) : 323-337.

Déclaration universelle des droits des fleuves et rivières. En ligne : www.rightsofrivers.org/français

Desbiens, Caroline, Puissance Nord : territoire, identité et culture de l’hydroélectricité au Québec (Québec : Presses de l’Université Laval, 2015).

Gagnon, Justine et Caroline Desbiens, « Mapping memories in a flooded landscape : a place reenactment project in Pessamit (Quebec) ». Emotion, Space and Society 27 (2018) : 39-51.

Guimont, Laurie et Alexia Desmeules, Des ponts interculturels à la rivière Romaine? Développement nordique et territorialités innues (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2019).

McGrath, Pamela Faye (dir.), The Right to Protect Sites : Indigenous Heritage Management in the Era of Native Title (Canberra: Australian Institute of Aboriginal and Torres Strait Islander Studies, 2016).

Shields, Alexandre,  « L’industrie avant la protection du territoire? » Le Devoir, 11 février 2021.

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Caroline Desbiens

Professeure, Chaire de recherche du Canada en patrimoine et tourisme autochtone, Département de géographie, Université Laval

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