Mes travaux de recherche portent sur les représentations de la forêt et du territoire, sur les questions qui touchent à l’appropriation des ressources. Il est aujourd’hui devenu évident que nos rapports sociaux et symboliques aux espaces forestiers ont été fortement influencés et imprégnés par les contacts avec les peuples autochtones. Dans le contexte bien précis de ma thèse, je suis pourtant parvenue à contourner la question autochtone, à ne pas poser celle-ci clairement. La raison était assez simple : mon objectif était de comprendre quelle était l’appropriation symbolique de la forêt par les Canadiens français dans la première moitié du XXe siècle. Et ce, sans forcer les sources. Pendant sept ans j’ai lu et relu les rapports annuels du ministère des Terres et Forêts du Québec, une trentaine d’œuvres littéraires où la forêt était mise en scène, et dépouillé les journaux de l’époque. Ma contribution aura été minime aux études autochtones, car je n’ai pu que constater combien la présence des autochtones était discrète. Bien que gênante, cette construction mérite néanmoins d’être comprise. Elle semble même nécessaire. Elle nous parle de cette époque où on a collectivement nié la présence de centaines d’individus et de collectivités sur le territoire, et de comment cette négation a été mise en action. Parfois simplement en gardant le silence, à d’autres moments en effaçant volontairement les traces, comme celles laissées par la toponymie.
Au moment de sa création en 1914, la Commission de géographie expose sa mission, qui visait alors à uniformiser la toponymie afin de faciliter la production cartographique, et par ricochet l’exploration et l’exploitation du territoire. Le président de la Commission, Eugène Rouillard, rapporte ainsi la difficulté posée par les noms « sauvages » :
« Un autre et long travail d’épuration et de correction a été également effectué dans les différentes séances spéciales tenues par la Commission. Celui-ci se rattache aux appellations sauvages qui fourmillent dans les territoires explorés de récente date. La plupart de ces vocables, d’une physionomie absolument rébarbative, et en plus transcrits différemment, n’ont jamais cessé d’être une source de difficultés et d’embarras pour les cartographes. Les explorateurs et même les arpenteurs n’ayant pas généralement d’autre alternative que de s’en rapporter à la bonne foi de leurs guides, il en résultait que la dénomination d’un cours d’eau ou d’un point géographique quelconque variait indéfiniment, dans sa forme et dans sa prononciation, à chaque exploration subséquente, selon la provenance de la source d’informations. Après avoir étudié avec soin la question, la Commission a jugé que c’était nuire à la compréhension et à la clarté de notre cartographie que de persister à conserver des noms barbares formés de dix-huit à vingt-cinq lettres, orthographiés le plus souvent d’une façon fantaisiste et rebelle aux mémoires les mieux exercées. Le droit de cité a été naturellement laissé à ceux des vocables sauvages qui avaient pour eux la consécration du temps et une allure quelque peu euphonique, mais la Commission a écarté les autres ou les a traduits en langue ordinaire lorsqu’ils étaient susceptibles de l’être, ou encore les a transformés en une appellation historique et descriptive. » (Rapport annuel de la Commission de Géographie, dans Rapport annuel du ministère des Terres et Forêts, 1913-1914, p. 91)
Cette préoccupation des géographes et des cartographes, et surtout la violence des mots et des expressions employés pour en faire l’exposition, m’est restée en veilleuse à l’esprit tout au long de mon travail de recherche. Portés par leurs prétentions économiques et scientifiques, l’appropriation du territoire par les experts à l’emploi du gouvernement passait par le repoussement et l’écrasement de la présence symbolique des autochtones en transformant les noms des lieux. J’ai retrouvé des échos de ces transformations du paysage linguistique dans les œuvres littéraires. Déjà dans les années 1920-1930, certains auteurs se donnaient pour mission de remémorer la poésie des noms de lieux autochtones.
Dans le roman Les chasseurs de noix (1923), Arthur Bouchard se plaît à discuter de l’exotisme des noms de lieux que sillonnent les deux coureurs des bois, contribuant à la poésie des descriptions paysagères :
– Nous sommes arrivés au rocher que j’ai nommé le Rocher du Pin Solitaire […] Encore un peu plus d’une lieue, […] et nous laisserons le Saint-François pour entrer dans une rivière que les sauvages appellent : « Massawipi. » Nous remonterons cette rivière la distance d’une petite lieue, puis nous la laisserons aussi pour entrer dans la petite rivière qui est le but de notre voyage, et qu’il nous faudra remonter sur une distance de sept ou huit lieues. Les sauvages appellent cette petite rivière Couactacouac[1].
S’ensuit une conversation sur la prononciation et le sens du nom : « Kkwaktakwak », ou « Quelque-chose-de-croche-qui-se-redresse ». On comprend vite qu’il s’agit de la rivière que les Francophones et Angophones écrivent et prononcent « Coaticook ».
Dans La robe noire (1932), Damase Potvin préfère restituer les graphies originales des mots, comme un hommage à la mémoire du territoire et à ses occupants, mais aussi un défi lancé à la langue et à son écriture :
Jusqu’à Cheg8itimy, sur la rivière Saguenay, tout va bien. Mais il faut passer ensuite dans la rivière Cheg8itimy parsemée de rapides et de portages difficiles. Puis il y a le lac Kinougamy […]. Ensuite, il faut chercher une autre rivière que les sauvages appellent Kin8igamichich, “ayant son lit en une terre ou une vallée plate qui regarde le Nord” [2].
Mon expérience à CHESS 2017 m’a replongé dans ces réflexions sur les modes d’appropriation du territoire par les populations blanches de descendance européenne, qui ont abordé le territoire comme un lieu à investir, à s’accaparer, à découper, à nommer. Un territoire qui leur était souvent hostile sous bien des aspects, puisqu’il était inconnu, immense, si différent et difficile à maîtriser. Son appropriation passait par le rejet de l’Autre, tout aussi complexe et différent. La modification de la toponymie a été un autre moyen de dépossession, de briser les liens entretenus par les populations autochtones au territoire, tout comme on tentait de briser les liens familiaux en changeant les noms des enfants admis dans les pensionnats.
Mais ce fut aussi pour moi une occasion de réfléchir sur ces premiers efforts tentés par les littéraires pour aborder le rapport entretenu par la société canadienne-française avec les autochtones, les espaces forestiers et le territoire. Certes naïfs et paternalistes, ils m’apparaissent néanmoins représenter un premier geste pour tenter d’entrer en contact avec la culture autochtone. Je me suis mise à imaginer le jour où seraient ajoutés sur tous les panneaux routiers les noms de lieux en langues autochtones…
C’est au moment de terminer la rédaction de mon texte que j’ai pris connaissance de celui publié avant moi par Mathieu Arsenault. Tout d’abord surprise par la convergence, je le remercie d’avoir mis en contexte cette réflexion sur la toponymie, et d’en avoir aussi exposé toute l’importance.
[1] Bouchard, Arthur, Les chasseurs de noix. Aventures de deux coureurs de [sic] bois chez les Sauvages dans les premiers temps de la colonie., Montréal, Imprimerie populaire limitée, 1923, p. 167-168.
[2] Potvin, Damase, La robe noire. Récit des temps héroïques où fut fondée la Nouvelle-France, Paris, Valentin Bresle, Le Mercure Universel, p. 78.
Maude Flamand-Hubert
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