Les grands travaux d’infrastructure réalisés à Montréal à partir du milieu du XIXe siècle afin de transformer ses rives en un lieu de transbordement des marchandises en provenance des pays d’en haut et de l’Ouest vers l’Atlantique et la Grande-Bretagne sont bien connus. Cependant, l’historiographie les a surtout abordés sous le seul angle du développement de Montréal sans chercher à mettre au jour comment les ports qui reçoivent ces matières premières sont eux aussi transformés par le commerce impérial, alors en pleine croissance. L’élargissement de la focale pour examiner ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique ainsi que les connexions entre les deux continents permet de voir que la transformation des rives de Montréal, tout comme celles de la ville de Québec, se produit alors même que se redessinent aussi les côtes britanniques (https://niche-canada.org/2018/07/25/canada-docks-and-quebec-pond/).
De ce côté-ci de l’Atlantique, le canal de Lachine à Montréal, qui contourne les rapides du Saint-Laurent et relie le port à la rivière des Outaouais et aux Grands Lacs, est élargi dans les années 1840. Puis, dans les années 1850, le gouvernement du Canada subventionne le dragage du lac Saint-Pierre et la création d’un chenal de navigation entre Québec et Montréal, permettant aux navires transatlantiques de parcourir 250 kilomètres de plus à l’intérieur des terres.
Ce sont là les exemples les plus évidents de ce que l’on nomme le processus de “synchronicité interconnectée”, qui relie la création des ports canadiens et britanniques. Il en existe bien d’autres alors que des dizaines de quais en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles ont été construits et réaménagés pour recevoir le bois, le blé, les produits laitiers et le bétail en provenance de l’Amérique du Nord.
Le bassin versant du Saint-Laurent, qui englobe la majeure partie de la province du Canada, était déjà l’une des plus importantes sources de matières premières de la Grande- Bretagne au milieu du XIXe siècle, fournissant une grande partie du bois d’œuvre utilisé au cours de ces décennies d’accélération de la croissance économique et urbaine. Outre les produits du bois, le Québec exporte également d’importantes quantités de farine et de blé, de potasse, de haricots et de pois, ainsi que de plus petites quantités d’autres produits agricoles.
La préférence impériale en faveur de sa colonie nord-américaine pendant le conflit napoléonien offre la possibilité aux marchands qui ont des liens capitalistes et familiaux à Glasgow, Liverpool, Londres et Gloucester, d’entreprendre l’exportation de bois d’œuvre depuis Miramichi, Saint John, Québec, Montréal et Bytown (Ottawa). C’est ainsi que Québec se transforme en un important port exportateur de bois. Les anses le long du fleuve sont utilisées pour entreposer le bois en attendant son chargement sur les navires au printemps et en été, pour ensuite l’expédier en Grande-Bretagne.
L’importance du Québec et des ports du Nouveau-Brunswick dans l’approvisionnement du marché britannique, à compter de 1810 environ jusqu’au milieu des années 1860, représente un exemple éloquent de création simultanée des ports de l’Amérique du Nord britannique et de douzaines de ports en Grande-Bretagne.
À Montréal, c’est le commerce de la farine et du blé, stimulé par la demande britannique, qui contribue le plus à la transformation du paysage riverain, en particulier du côté du canal de Lachine. Les grains, après avoir circulé sur les canaux en aval de Montréal jusqu’à Lachine, arrivent aux pieds des moulins à farine alors en plein développement. Élargi dans les années 1840, le nouveau canal permet dans un premier temps l’accroissement du transport des marchandises et l’installation d’entreprises industrielles. Son élargissement contribue aussi à augmenter considérablement le débit de l’eau. Les volumes d’eau retenus en amont des écluses sont ensuite canalisés pour faire tourner des roues ou des turbines. L’énergie ainsi produite est mise à la disposition des industries par la location de lots hydrauliques, favorisant incidemment l’expansion industrielle.
Les entrepôts et élévateurs à grains et les moulins à farine qui s’installent dans ce secteur redessinent les rives du canal, notamment du côté du bassin no 2 et plus en amont du côté de l’écluse Saint-Gabriel.
Le poids des produits alimentaires (blé, fromage et bétail) continue d’augmenter dans les exportations de Montréal au cours des dernières décennies du XIXe siècle. Les nouvelles installations portuaires aménagées pour capter le commerce de ces produits créent de nouvelles connexions entre les ports britanniques et Montréal dont il reste à reconstituer les temporalités.
De nombreuses entreprises montréalaises et britanniques étaient impliquées dans le développement d’import/export, de transports maritimes, de chemins de fer et de banques. Il faudra également documenter comment ces entreprises ont, tout comme les entrepôts, les quais, les minoteries et les chantiers navals, contribué à la « création simultanée » des ports du Saint-Laurent et au Royaume-Uni.
Jim Clifford (Saskatchewan) et Michèle Dagenais (Montréal) sont membres, avec Stéphane Castonguay (UQTR) et Colin Coates (York), de l’équipe de recherche (CRSH) sur le « Commerce impérial et transformations environnementales : la formation des hectares fantômes dans la vallée laurentienne, 1763-1918 ».