Reconnaître la culture et le langage autochtone inscrits dans le territoire

Keitha Keeshig-Tobias, "Residential School 2016" Woodland Cultural Center Art Gallery

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Note de l’éditeur: Cet article fait partie d’une série de réflexions de CHESS 2017. Vous pouvez trouver tous les articles ici.

En donnant le coup d’envoi à l’école d’été CHESS 2017, la conférence Claims, Names and Allegories, de Bonnie Devine a magistralement souligné comment la culture autochtone s’inscrit dans le territoire et est portée par la langue[1]. En utilisant les traces laissées sur le territoire et sa toponymie, elle a apporté une dimension nouvelle et plus personnelle à la reconnaissance de la présence amérindienne dans le sud de l’Ontario et dans la grande région torontoise. Au-delà d’une reconnaissance abstraite qui contribue à représenter le territoire traditionnel autochtone comme un reliquat dépassé de l’époque coloniale, la démarche proposée par Devine s’inscrit sur ce que j’exprimerais comme une reconnaissance par l’expérience de la présence. Il faut dire que Devine a un talent particulier pour débusquer et faire vibrer cette part de culture inscrite dans le territoire, notamment à travers les cartes historiques telles que celle du Lac Ontario ou de Frontenac tracée au XVIIsiècle par Louis Joliet.

Carte du Lac Ontario ou de Frontenac. Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Carte du Lac Ontario ou de Frontenac. Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Regardant ces cartes, on note d’emblée que l’intérieur du territoire échappe au cartographe européen, qui non seulement ne sait pas le nommer, mais en ignore également les paysages et la topographie. Le contraste est frappant avec les lacs et les rivières soigneusement tracés et désignés. Comme ce sont les principales voies de communication en même temps que des lieux d’échange, de partage et de rencontre, on comprend que le cartographe y porte une attention particulière, y note des indications facilitant la navigation et y rapporte la nomenclature utilisée par les occupants du territoire : lac Skekoven ou Nipissing, lac Ontario, rivière Tanaouaté, lac Tontiarenhé… Soulignant la présence des villages de Ganatchekiagon et de Teyoyagon, ainsi que la présence d’une importante route de portage reliant le lac de Taronto (Simcoe) au lac Ontario, Devine donne une autre mesure de la présence amérindienne intense animant la région où se dresse aujourd’hui Toronto. Au-delà du langage, elle débusque et relie les marques visibles de l’amérindianité inscrite dans le territoire. Ce sont par exemple les traces des mocassins laissées par une famille longeant le lac Ontario il y quelques 11 000 ans, les pétroglyphes tracés sur les « roches qui enseignent », ou encore les pieux submergés des barrages de pêche Mnjikaning.

Pétroglyphe à Peterborough. Source: Agence Parcs Canada, B. Morin, 1993.
Pétroglyphe à Peterborough. Source: Agence Parcs Canada, B. Morin, 1993.

Cette réflexion sur l’importance d’une reconnaissance par l’expérience de la présence s’est poursuivie lors de notre déplacement vers le site archéologique et le village Iroquois de Crawford Lake. En lançant le livre From Huronia to Wendake, Thomas Peace et Kathryn Labelle ont souligné l’importance d’approcher le territoire non seulement comme un espace, mais comme le produit d’une relation. La marche depuis la maison longue reconstituée sur les vestiges d’un village Iroquois occupé au XIVe siècle vers le lac situé en contrebas, a ainsi été une invitation à percevoir le territoire à travers la relation entre la nature et les femmes autochtones. La présence de petites colonies de plantes médicinales indigènes telles que l’Asarum canadense – gingembre sauvage dont la racine dégage une suave odeur sucrée –, ainsi que les pollens de maïs préservés au fond du lac, attestent de la gestion des ressources et de l’agriculture qu’elles ont pratiquées sur ce territoire il y a plus de six cents ans.

Faire l’expérience et reconnaître la relation qui existe entre le territoire et les Peuples autochtones implique aussi de prendre conscience de la rupture brutale engendrée par le colonialisme. La visite du Centre Culturel Woodland sur le territoire Haudenosaunee de la réserve des Six Nations de la rivière Grand donne un aperçu sinistre de cette rupture. En opération entre 1831 et 1970, le Mohawk Institute est un des rares vestiges qu’il reste du vaste réseau d’une centaine d’écoles résidentielles disséminées à travers le pays. La visite virtuelle de l’école aujourd’hui en restauration, les témoignages de survivants, ainsi que les artéfacts conservés au musée afin de raconter la souffrance des enfants, sont de puissants outils pédagogiques qui permettent de prendre toute la mesure du traumatisme vécu par les jeunes Autochtones, leurs familles, les survivants et leurs communautés. Faire l’expérience de la présence au Centre Culturel Woodland donne une autre mesure du lien entre territoire, culture et langue : alors même que s’accélérait la dépossession du territoire sous les pressions de la colonisation, le système des pensionnats autochtones travaillait à éteindre les cultures et les langues autochtones, se rendant coupable de ce que la Commission de vérité et réconciliation a décrit comme un « génocide culturel ». Malgré tout, la murale érigée à l’entrée du centre où les visiteurs sont invités à s’exprimer, ainsi que la galerie exposant le travail d’artistes autochtones à même le centre participent à la reconnaissance, au dialogue, à la guérison et à la réconciliation à travers l’art.

Keitha Keeshig-Tobias, "Residential School 2016" Woodland Cultural Center Art Gallery
Keitha Keeshig-Tobias, “Residential School 2016” Woodland Cultural Center Art Gallery

Dernière étape sur la route de cette école d’été, l’accueil reçu à la réserve Mississauga de New Credit est venu compléter cette réflexion sur les liens unissant culture, langue et territoire ; notamment à travers l’histoire des déplacements de la nation Mississauga au gré de l’accaparement des terres par les colons, mais aussi des luttes contemporaines menées afin d’obtenir reconnaissance et compensation pour l’occupation de leur territoire traditionnel. La conférence offerte par Brittany Luby sur l’impact du développement hydroélectrique sur les femmes, la culture et la communauté Anishinaabe de la réserve Dalles 38C du Treaty #3 District a non seulement permit de réaffirmer les liens culturels et environnementaux reliés au territoire, mais aussi de souligner un enjeu fondamental qui affecte et mobilise les communautés autochtones partout au pays, soit l’accès à l’eau potable et la protection de la ressource.

De retour à Toronto, je mesure le bénéfice que m’a apporté cette expérience par la présence au village Iroquois de Crawford Lake, ainsi que sur le territoire des Six Nations et des Mississauga de New Credit. Me préparant à donner un cours sur l’Histoire sociale et culturelle des Peuples autochtones de 1850 à aujourd’hui, à l’Université York à l’automne 2017-2018, je vais assurément porter une attention particulière au rapport entre territoire, langue et culture comme un outil essentiel afin d’enseigner et de décoloniser l’histoire autochtone. De point de vue plus personnel, il m’apparait d’autant plus nécessaire de poursuivre cette réflexion alors que nous approchons du temps fort des soi-disant célébrations du Canada150. Étape nécessaire sur les chemins de la réconciliation, la décolonisation de notre rapport aux cultures et aux langues autochtones ne doit pas être le seul fardeau des communautés autochtones. Un changement important dans notre rapport au territoire, à sa toponymie, à la protection de l’eau et au respect des femmes autochtones est sans doute le début de cette longue marche.


[1] Traduction libre de la description que Bonnie Devine donnait de la culture « as something that is written on the land, and conveyed in the language ».

[2] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53016904s/f1.item.r=Jolliet,+Louis.langEN.zoom

 

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Mathieu Arsenault

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