Par Ronald Rudin, Université Concordia
L’objet physique lié de plus près à l’histoire acadienne a été conçu pour transformer l’environnement. Contrairement aux Européens qui se sont établis ailleurs en Amérique du Nord et qui, pour ce faire, ont dû abattre les forêts (après en avoir repoussé les Premières nations), les Acadiens ont plutôt dû assécher les marais de la région entourant la baie de Fundy et ses affluents. Site des plus grandes marées au monde, ces marais étaient nourris régulièrement par les sédiments qui s’y déposaient deux fois par jour, créant ainsi un écosystème des plus riches, mais qui ne se prêtait pas nécessairement à l’implantation que les colons français avaient imaginée.
Pour rendre ces terres cultivables, les Acadiens créèrent un réseau élaboré de digues dont la caractéristique particulière était ces canaux appelés aboiteaux. Munis d’un clapet installé du côté de la mer, les canaux aménagés au fond des digues à des endroits stratégiques permettaient à l’eau de s’évacuer des marais à marée basse, sans pouvoir y entrer à marée haute. Le rôle des aboiteaux était si important dans ce système de drainage que le nom d’aboiteaux fut donné à tout le système.
Les aboiteaux permettaient à la terre de devenir cultivable en quelques années, et au moment où les Acadiens furent déportés, au milieu du XVIIIe siècle, 8000 hectares de marais avaient été asséchés alors que plus haut dans les terres, seuls 200 hectares de forêts avaient été déboisés. C’est ainsi que l’on appela les Acadiens les défricheurs d’eau.
Dans la foulée du grand dérangement, la plupart des terres que les Acadiens avaient réclamées à la mer passèrent aux mains de propriétaires anglophones puisque seuls quelques lopins endigués dans des régions du sud-est du Nouveau-Brunswick étaient demeurés propriété des Acadiens. Comme les aboiteaux semblaient disparaître de la vie quotidienne des Acadiens, ils reculèrent aussi dans l’image projetée par les dirigeants de la société civile au fur et à mesure qu’une nouvelle identité nationale acadienne voyait le jour à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, particulièrement par le biais d’une série de conventions nationales organisées entre 1881 et 1937. Les Acadiens se dotèrent de certains attributs d’une nation (un drapeau, un hymne national et un jour férié), mais continuèrent de former une population consciemment diasporique, dont les liens avec un quelconque paysage semblaient déplacés. Il en résulta que le mot aboiteau ne fut jamais prononcé dans aucune des assemblées fondatrices de la nouvelle Acadie.
Tout commença cependant à changer au milieu du XXe siècle lorsque la définition traditionnellement diasporique de l’acadianité commença à se frotter à un nouveau sens de modernité identitaire doté d’une définition territoriale bien spécifique basée largement au Nouveau-Brunswick où les Acadiens représentaient le tiers de la population. Cette sensibilité moderne devint évidente dans les œuvres de bon nombre des grands producteurs culturels acadiens de la période de l’après-guerre qui faisaient souvent référence aux noms des endroits acadiens pour reprendre le contrôle sur ce territoire qu’ils souhaitaient se réapproprier.
Dans le même ordre d’idées, les liens des Acadiens dans la période de l’après-guerre avec un territoire bien défini ont accru le soutien aux résidents de la côte atlantique du Nouveau-Brunswick qui avaient été déplacés au début des années 1970 pour faire place au parc national Kouchibouguac. Les défenseurs de ces familles considérées comme victimes d’une déportation du XXe siècle se rallièrent pour associer l’identité acadienne à un territoire délimité plutôt qu’à une diaspora vaguement définie. Il ne fait aucun doute que l’identité diasporique acadienne est toujours bien vivante, comme en sont témoins les rassemblements du clan lors du Congrès mondial acadien, mais à compter du milieu du XXe siècle, survint cette alternative, une image plus territoriale dont venaient de se doter les Acadiens.
C’est dans ce contexte que les aboiteaux ont réintégré l’imaginaire acadien, et peut-être encore davantage lorsqu’ils devinrent le sujet du tout premier film racontant une histoire acadienne originale, produit en 1955 par l’Office national du film. Intitulé Les Aboiteaux, le film se déroule au Nouveau-Brunswick, le long des rives de la rivière Memramcook, l’un des rares endroits où les Acadiens avaient continué à cultiver les marais réclamés à la mer après la déportation. Le film du cinéaste acadien Léonard Forest raconte l’histoire d’une collectivité aux prises avec des défis tant environnementaux que culturels.
Le défi environnemental le plus pressant fut vécu partout dans la région après la Deuxième Guerre mondiale, car les digues et les aboiteaux étaient en piètre état. Les agriculteurs avaient pu garder ces structures de protection en bonne condition jusqu’au début du XXe siècle grâce aux revenus de la culture du foin. Mais dès les années 1920 et 1930, ce marché avait périclité avec l’arrivée du moteur à combustion interne et l’abandon progressif de l’utilisation du cheval. Les revenus des agriculteurs baissèrent alors, et il devint plus difficile pour eux de garder les structures en bon état. Ainsi, dans les années 1940, les rapports faisaient état de terres gravement endommagées et même reprises par la mer.
Cette situation est au cœur même du documentaire Les Aboiteaux qui illustre les efforts d’un personnage fictif nommé Placide Landry, responsable de l’entretien des aboiteaux dans une communauté acadienne. Au début du film, l’homme vient d’inspecter les digues et s’aperçoit qu’elles doivent être réparées; il fait la tournée de ses voisins pour les convaincre de prendre les précautions nécessaires pour éviter une tragédie, mais n’obtient que peu de soutien. On se moque publiquement de lui quand il tente de savoir si un programme fédéral nouvellement créé pour traiter de la question du déclin des aboiteaux dans la région pourrait aider sa communauté. Placide se rend à Amherst, en Nouvelle-Écosse, pour visiter le siège social de la MMRA, la Maritime Marshland Rehabilitation Administration, établie en 1948 pour octroyer des fonds et fournir de l’expertise aux propriétaires fonciers afin que les structures puissent être réparées ou remplacées, une intervention de taille par les gouvernements dans ce dossier qui, dans les derniers 300 ans, avait été exclusivement géré par les propriétaires. Au moment où la MMRA cessa de fonctionner, en 1970, Ottawa avait dépensé plus de 33 millions de dollars pour plus de 175 projets distincts, et construit ou réparé 373 kilomètres de digues et 448 aboiteaux en plus de construire cinq grands barrages de retenue.
Certains des gestes posés par la MMRA, et particulièrement la construction des barrages de retenue, auront d’importantes répercussions environnementales, mais l’action se déroule au milieu des années 1950, et les réparations nécessaires dans la communauté où vit Placide Landry, le long de la rivière Memramcook, n’étaient pas de cette envergure. L’homme revint donc d’Amherst rempli d’optimisme face à la possibilité de travailler avec la MMRA, mais il fut ridiculisé par ses voisins pour sa crédulité. Landry croyait-il vraiment qu’ils recevraient quelque chose pour rien? Pourtant, dans un sens, c’était bien ce que la MMRA offrait, pourvu que les agriculteurs, en retour, s’occupent des fossés qui amenaient l’eau sur leurs terres vers les aboiteaux.
Le point culminant du film survient lorsqu’un orage menace d’emporter les digues. Les agriculteurs, dont certains n’avaient jamais cru aux avertissements de Placide, tentent de renforcer les digues mais leurs pelles ne suffisent pas à la tâche. Tout semble perdu jusqu’à ce que Placide appelle un représentant de la MMRA qui envoie un bouteur à chenille qui résout immédiatement le problème. Pour une solution à long terme, la MMRA envoie ensuite une équipe de travailleurs installer un aboiteau fabriqué en usine pour remplacer la structure effondrée. C’est ici que cette histoire à portée environnementale devient une histoire culturelle pertinente à l’Acadie au moment du bicentenaire de la déportation.
Une fois l’orage passé, le soleil revient et la MMRA recrute des hommes du voisinage pour installer le nouvel aboiteau, mais quand Placide arrive sur place, on le retourne chez lui en lui disant qu’il est trop vieux. Ceci suggère qu’à l’ère moderne, les traditions de l’Acadie doivent être mises au rancard. Mais il ne faut que peu de temps pour que les dirigeants de la MMRA s’aperçoivent qu’ils ont besoin des connaissances de Placide au sujet des marées pour finir le travail. Et pour souligner la possibilité qu’un sens de l’ancienne acadianité survive à la modernité, le film s’achève sur l’image d’un prêtre bénissant l’aboiteau après quoi toute la communauté, dont certains de ses membres portent les habits traditionnels, danse lors d’une fête locale.
Le film ne présente pas une simple expression d’une modernité qui anéantit des comportements plus traditionnels et c’est ici qu’il peut s’avérer utile pour les historiens de l’environnement qui s’intéressent aux projets d’après-guerre inspirés par ce que James Scott a appelé le « haut modernisme ». Cette idéologie privilégiait les grands projets entrepris sous l’égide gouvernementale et qui, souvent, laissaient une forte empreinte sur l’environnement tout en n’accordant que peu d’attention à ceux qui avaient longtemps été les gardiens de ces ressources. Dans le cas de la MMRA, il y a peu d’indications que les propriétaires fonciers – les vrais Placide Landry de ce monde – aient eu beaucoup d’influence sur les décisions de l’entreprise et pourtant, comme le film le fait voir, ses connaissances furent cruciales lors de l’élaboration des travaux de la MMRA.
En ce qui a trait à l’identité acadienne, le film ne suggère nullement que les comportements traditionnels soient sans valeur, mais il ne rejette pas non plus la modernité. Voilà une perspective intéressante pour un film sorti au moment du bicentenaire de la déportation, une période de grandes tensions entre les dirigeants traditionnels qui souhaitaient que les activités commémoratives aient leurs racines dans les collectivités locales alors que la nouvelle génération souhaite plutôt utiliser des techniques modernes pour créer un spectacle digne d’un peuple qui s’apprêtait à investir le monde de l’après-guerre.
Mais même si le film ne marginalise pas la tradition, l’accent qu’il met sur le territoire clairement délimité de l’Acadie s’inscrit dans la pensée moderniste dominante de l’après-guerre. Dans les soixante années qui se sont écoulées depuis la sortie du film Les Aboiteaux, ces structures environnementales ont pris une place prépondérante dans un large éventail d’expressions de l’identité acadienne. Pour certains artistes, les aboiteaux sont une puissante métaphore pour un « petit peuple » ayant besoin d’être protégé contre les forces (les marées) du monde extérieur. Pour d’autres, les clapets des aboiteaux, qui permettaient à l’eau (et par extension, aux gens) de sortir, en rendaient le retour d’autant plus difficile – une question brûlante d’actualité à cette époque où les Acadiens quittaient les régions francophones des provinces de l’Atlantique. Mais peu importe la façon dont cet outil environnemental fut représenté, son usage a permis de souligner les nouveaux liens qui se sont tissés entre l’acadianité et un territoire bien délimité, ce territoire qui a d’abord été créé par les aboiteaux.
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Ron, this is an excellent consideration of environmental problems and modernization through the ‘lens’ of the Aboiteaux film. Thinking about the Acadiens as les défricheurs d’eau, makes me wonder how they used these edge environments between upland and estuaries. I’d love to hear more about the early 20th century use of woodland and forest resources from your other reading and interviews. I bet it was more important than the film (and the paltry 200 hectares of clearing) suggest. Admittedly that’s not really what your post is about, but maybe we can discuss that someday.
I’m more curious about the film’s argument that income from hay and hay-fed livestock declined in the interwar period because of mechanization. This was an oft-repeated argument in postwar PEI, but mechanization was very minimal in the Maritimes compared to other regions. Do you think this was a significant source of stress in the Acadian farm economy?
Josh, thanks for your comments. It was not the film that argued that the decline of hay production led to the decay of the aboiteaux, and in turn the degradation of the reclaimed marshlands. In fact, the film presents this decay as a “fact” and then reflects on the role of the community and technology in fixing it. The decline of income from hay and livestock production is repeatedly asserted in the documentation from the 1930s and 1940s as having created the problem. In that regard, I recently discovered (working through the paper trail at the LAC) that the movement to get the government to intervene in defence of the dykes was prompted by lobbying from beef cattle producers who were concerned about the loss of grazing land which was going “out to sea.” So more to follow on this and connected questions.
Great project Ron. I’ll be very interested to follow your writings on this. What strikes me is how the state is featured. Isn’t it interesting that a film commemorating the bicentennial of the deportation – something carried out by the British state/crown – should celebrate the state, albeit one whose task is helped by Placide Landry/local knowledge?
Sorry Ron – the comment above is from me, Tina Loo