Par Rémi Lefrançois
À la fin des années 1950, l’industrie du sciage au Bas-Saint-Laurent vit un véritable choc avec la fermeture coup sur coup des usines de sciage de la Price Brothers à Matane puis à Rimouski. La compagnie prétexte alors que le bois commence à se raréfier et qu’il n’est plus rentable pour elle d’exploiter ses installations régionales. Est-ce vraiment le cas? La ressource forestière fut-elle mal exploitée et gaspillée? La population en était-elle consciente ou résignée à cette fatalité? Y-avait-il quelque chose à faire, et si oui, pourquoi les usines ont-elles fermé? Pour répondre à ces questions, nous nous attarderons plus particulièrement au cas de la fermeture de l’usine située à Matane. Le présent article résulte de réflexions élaborées à partir de sources encore non utilisées, mises à profit dans le cadre d’un mémoire de maîtrise portant sur communauté et la culture ouvrière de Matane de 1896 à 1958[1]. Nous y avons étudié les influences des structures sociales, économiques et géographiques dans l’émergence d’un esprit communautaire et d’une culture ouvrière dans une petite ville mono-industrielle dominée par l’industrie forestière, en région éloignée. Plus particulièrement, nous nous sommes concentrés sur les ouvriers de la compagnie Price Brothers de par son importance socio-économique pour les habitants de Matane et de l’importance du syndicat qui y voit le jour en 1943. Le présent article se concentre sur la question de la pérennité de l’exploitation de la ressource forestière dans la région matanaise et de la réaction des acteurs quant à l’éventualité de son épuisement.
L’industrie forestière fut le pain et le beurre de nombreuses localités du Bas-Saint-Laurent dès leur fondation. En effet, la région devient dès le début du XIXe siècle un important territoire d’exploitation pour les compagnies forestières. Au tournant du XXe siècle, la compagnie Price Brothers, l’une des pionnières dans la région, fait un retour triomphal dans certaines localités comme Rimouski et Matane. Elle y construit alors des scieries modernes qui lui permettront de transformer en madriers une quantité importante de bois extraite des forêts bas-laurentiennes. Durant les trois premières décennies du XXe siècle, l’industrie forestière roule à plein régime, entraînant avec elle toute l’économie régionale[2].
Au début des années 1940, l’industrie forestière profite des années de guerre pour rattraper son retard, engendré par la grave crise économique des années 1930. En 1944, un comité est mis en place par la Price Brothers pour planifier la transition d’une économie de guerre vers une économie de paix. Rapidement, il appert que l’avenir des usines de la Rive-Sud est menacé, tout particulièrement celle de Matane. Dans un rapport gouvernemental datant de 1937, il était déjà mentionné « qu’en dépit des fortes réserves de cette entreprise, il y a lieu de craindre que cette industrie ne se déplace dans quelques années. On estime généralement que l’usine de Matane pourra produire au même rendement pendant au moins une vingtaine d’années. » Le rapport conclut :
Dans l’intérêt de la population de Matane, il faut organiser l’exploitation de manière à perpétuer la forêt et à stabiliser les sources d’emplois. L’État devrait, nous semble-t-il, imposer aux compagnies un plan de coupe rationnelle, que celles-ci s’engageraient à suivre, toute infraction entraînant une forte amende. Il s’agit avant tout de subordonner le rôle économique de ces entreprises à l’intérêt général du comté[3].
La compagnie Price Brothers est bien consciente de cette situation et cherche les solutions les plus rentables pour elle. C’est dans cette perspective que le comité propose un certain nombre de scénarios qui ont chacun comme objectif de maximiser les profits : premièrement, le comité suggère d’utiliser les résidus de bois pour faire de la deuxième ou de la troisième transformation; deuxièmement, il envisage de produire de l’électricité grâce à la biomasse ou avec les turbines des scieries; troisièmement, il examine la possibilité de couper du bois sur les concessions d’autres compagnies forestières, ou en provenance de la Côte-Nord pour approvisionner les usines de la Rive-Sud[4]. Le comité envisage également l’exploitation de la ressource jusqu’à son épuisement et la fermeture pure et simple de l’usine[5].
Quelques années plus tard, on commence à alerter la population de l’éventuelle fermeture des usines de la compagnie Price Brothers. En 1949, le vice-président des opérations forestières de la compagnie, M. M.R. Kane, fait une conférence à Rimouski où il met en garde la population d’un problème grave pour la compagnie : les projets de colonisation. La compagnie se plaint alors de perdre du territoire au profit des colons, ce qui l’oblige à surexploiter les concessions qui lui restent. En effet, la doctrine colonisatrice est encore fortement valorisée par les autorités politique et religieuse de l’époque. Durant la même causerie, l’ancien maire de Rimouski, Paul-Émile Gagnon, prononce une conférence en faveur d’une meilleure gestion de la ressource forestière et pour un moratoire total sur la colonisation, le temps de mieux connaître les territoires propres à l’agriculture et ceux qui devraient être conservés en forêt[6]. Bien que touchant principalement le territoire rimouskois, cette première causerie a une portée qui englobe toute la région. On peut toutefois remettre en question l’impartialité de ce dernier conférencier qui exonère complètement la compagnie Price Brothers de toute responsabilité dans l’épuisement de la ressource.
Pendant les années 1950, le sujet de la préservation de la ressource forestière revient régulièrement dans la presse matanaise[7]. La cause est d’une grande importance pour la région et particulièrement pour la ville de Matane dont l’économie est tournée entièrement vers l’exploitation et la transformation de la matière ligneuse. Les causes du problème semblent multiples et les solutions bien peu nombreuses. Les journalistes et les experts en foresterie appellent alors de tous leurs vœux à une gestion scientifique de la forêt qui permettrait une exploitation rationnelle de la ressource[8]. En même temps, les acteurs locaux cherchent à diversifier l’économie de la ville en prévision de la fermeture de la scierie. En effet, d’année en année, le nombre d’ouvriers diminue à la scierie Price Brothers et certaines de ses activités sont transférées vers d’autres usines[9]. En plus de chercher à attirer des industries dans d’autres secteurs économiques, le comité fonde de grands espoirs dans l’implantation d’une papeterie qui permettrait d’exploiter plus efficacement la forêt[10]. Finalement, l’usine Price Brothers ferme définitivement ses portes au début du mois de septembre 1958. Puis, dans les années suivantes, c’est toute une époque de l’industrie forestière qui disparaît du paysage matanais. Malgré près d’une décennie à se préparer à l’éventualité d’une fermeture, ces évènements provoquent toute une commotion dans la communauté matanaise. Il faudra alors plusieurs décennies pour que l’économie de la ville se remette de cette fermeture.
Pour conclure, la mauvaise utilisation de la ressource forestière, surexploitée à certains endroits et mal exploitée dans d’autres, a précipité la fin d’une industrie qui avait joué un rôle fondamental pour la population matanaise. Conscient des risques, la Price Brothers opta, sans considération pour la population, d’exploiter entièrement la ressource viable pour le sciage. L’augmentation constante des coûts d’exploitation, le bon bois devenant de plus en plus difficile d’accès, la pousse alors à prendre une décision d’affaires. Malgré certaines tentatives de sensibilisation et de diversification économique, rien n’y fait et la population demeure impuissante à la toute fin. Les autorités gouvernementales de l’époque auraient pu éviter cette catastrophe économique et environnementale en forçant les compagnies forestières à exploiter durablement la forêt tout en favorisant le reboisement, comme le préconisait le rapport de 1937. Les exigences économiques et politiques de l’époque, notamment les pressions colonisatrices et la résistance des compagnies forestières, ont probablement nui à toutes les tentatives d’imposer un tel système de gestion de la ressource forestière.
[1] Lefrançois, Rémi. 2014. Communauté et culture ouvrière dans le contexte d’une ville mono-industrielle situé en région éloignée : le cas de la ville de Matane, 1896-1958. Maîtrise es arts (histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 176 p.
[2] Jean-Charles Fortin, Antonio Lechasseur, Histoire du Bas-Saint-Laurent, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, Collection « Les régions du Québec », 1993, p. 158-159; 361-362.
[3] Québec (Province), ministère des Affaires municipales, de l’Industrie et du Commerce, Inventaire des ressources naturelles et industrielles (section économique) comté municipal de Matane, Québec, ministère des Affaires municipales, de l’Industrie et du Commerce, 1937, p. 43.
[4] BANQ, Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Île-de-la-Madeleine, Fonds de la compagnie Price Limitée, Lettre de G. F. Layne à H.M. Wilson, 29 février 1944, p. 2.
[5] BANQ, Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Île-de-la-Madeleine, Fonds de la compagnie Price Limitée, Investigation in View of Arriving at a Policy for the Future Operations of the South Shore Sawmills, 21 janvier 1944, p. 4-7.
[6] « La compagnie Price et l’avenir », La voix de Matane, 3 mars 1949, p. 5.
[7] « La forêt et son industrie », La voix de Matane, 5 avril 1951, p. 6; « Comment remédier à la fermeture des scieries », La voix de Matane, 1er décembre 1955, p. 2; « Notre forêt nous échappe », La Voix de Matane, 25 juillet 1957, p. 4.
[8] Ibid.; « L’avenir de nos forêts à Rimouski – Matapédia – Matane », La voix de Matane, 14 février 1952, p. 7.
[9] « Un comité d’orientation économique s’impose à Matane », La voix de Matane, 2 mars 1950, p. 1.
[10] « La forêt et son industrie », La voix de Matane, 5 avril 1951, p. 6.
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