Les (dis-)continuités littorales des barachois à Saint-Pierre-et-Miquelon

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Ceci est l’onzième billet de blog de la série Wetland Wednesday, éditée par Gabrielle McLaren.


En Amérique du nord, au sein de territoires historiquement francophones subsiste un toponyme particulier : le barachois.1 Importé par les colons européens, ce mot évoque une zone humide saumâtre, rétro-littorale, séparée de la mer par un cordon (de galet et de sable, généralement mixte), et qui communique avec elle par une passe (un goulet, ou grau). L’archipel français de Saint-Pierre-et-Miquelon, situé dans le sud de Terre-Neuve, devant les Grands bancs, conserve aujourd’hui plusieurs évocations de cette formation géomorphologique particulière, que l’on retrouve fréquemment sur les côtes basses des provinces Atlantiques, du Québec et de cet archipel. Les barachois ont constitué des havres protégés, aptes à accueillir de petites flottilles marchandes et de pêche, propices à l’installation de comptoirs et colonies. Ils constituent également des habitats riches en différentes espèces exploitables, tant sur les plans faunistiques que floristiques. Au cours des siècles, vont ainsi s’édifier et évoluer des micro-socio-écosystèmes côtiers, dont les barachois sont le noyau, entouré de différentes périphéries. Ces barachois ont connu des évolutions diverses, et sont de véritables systèmes complexes et dynamiques, connaissant de nombreuses mutations tant socio-économiques et politiques qu’écosystémiques. Saint-Pierre-et-Miquelon est un laboratoire historique à ciel ouvert pour observer et analyser ces évolutions.

Saint-Pierre-et-Miquelon est un laboratoire historique à ciel ouvert pour observer et analyser ces évolutions.

Les barachois : un front pionnier colonial du terre-mer

Lorsque les colons, notamment basques, bretons et normands, arrivent depuis la France dans les eaux poissonneuses et giboyeuses de l’archipel, à partir des années 1600, ils recherchent des côtes basses et protégées pour y établir des comptoirs de pêche et des colonies. Plusieurs barachois s’offrent à eux, comme le barachois de Saint-Pierre, où s’établit le siège de la colonie française locale. Des wharfs, des quais et des cales sont installés en fond de barachois, protégé des houles (et des anglais) par un ensemble de cordons, d’îlots et de platiers plus ou moins hors d’eau selon les marées. Les administrations de la Marine (et localement sa Division navale de Terre-Neuve et d’Islande) et des Colonies (Gouverneur des îles de Saint-Pierre et Miquelon) jouent un rôle de plus en plus important dans la connaissance et le contrôle des barachois.

Le barachois de Saint-Pierre et son aménagement portuaire. « Vues de St Pierre », page n°21 de l’album photographique du croiseur français Isly, campagne pour la Division navale de Terre-Neuve et d’Islande, avril 1899-octobre 1899. France, © Service historique de la Défense, Division territoriale nord-ouest Brest, cote 1/U/6, année 1899.

Un port émerge à Saint-Pierre, le barachois est fixé spatialement par la main humaine : l’interface entre la terre et la mer, relativement labile préalablement, est figée par le génie portuaire. On débute la recension des barachois : le barachois de Saint-Pierre, le barachois de Savoyard, le Grand barachois de Miquelon, le Petit barachois de Miquelon, le Petit barachois de Langlade, etc. Les ingénieurs hydrographes en entament une cartographie.

Relevé de la côte du fond du barachois de Saint-Pierre. « Trait de côte entre SPSS et le Pont Boulot – Croquis à l’échelle – SPSS : Saint-Pierre Slip Stores ». Service hydrographique de la Marine. Archives. Côte Est de l’Amérique – Terre-Neuve – Saint Pierre et Miquelon. France, © Service historique de la Défense, Division territoriale nord-ouest Brest, cote 7/JJ/1549, année 1882.
Le barachois occidental de l’île de Saint-Pierre, autrefois cartographié comme tel, et désormais connu sur les cartes contemporaines comme l’étang de Savoyard. Il est aujourd’hui déconnecté de la mer. © Anatole Danto, hiver 2023.

L’émergence d’une multiplicité catégorielle des « barachois »

Le barachois appartient de plus en plus à une pluralité de catégories politiques et socio-économiques mais aussi écosystémiques et géomorphologiques. Après la catégorie linguistique (toponyme employé dans les colonies francophones des Caraïbes ou de l’Océan Indien également, aux origines linguistiques incertaines2), la catégorie cartographique et la catégorie d’intervention coloniale, la catégorie « barachois » va se démultiplier. L’on frontiérise les barachois de l’archipel, et l’on débute leurs observations, tout en poursuivant leurs aménagements. Les barachois sont l’objet de nombreux travaux. On les photographie, car ils constituent une formation littorale particulière, peu commune vu de la métropole.

En 1903, le docteur Michaël Dhoste (1877-1948), qui a fait sa médecine à l’école du service de santé de la Marine et des colonies de Bordeaux, est nommé en tant qu’officier de santé sur l’archipel. Épris de photographie à des fins documentaires, il correspond régulièrement avec le musée de la faculté de médecine bordelaise, à qui il envoie de nombreuses plaques de verre. En 1904, il photographie notamment, sous les neiges et glaces hivernales, les barachois de Miquelon-Langlade, devenus une pittoresque catégorie.3

« Le grand Barachon » de Miquelon, aujourd’hui le Grand barachois, pris par les glaces, le 5 février 1904. France, © Musée d’ethnographie de l’Université de Bordeaux, MEB, fonds Dhoste, MEB01_000290_2.
« Petit Barachon gelé » de Miquelon, aujourd’hui le Grand étang de Miquelon, ce même 5 février 1904. France, © Musée d’ethnographie de l’Université de Bordeaux, MEB, fonds Dhoste, MEB01_000291_2.

La complexité géologique et géomorphologique des barachois de l’archipel commence à poser quelques questions. Certaines instabilités de ces écosystèmes, notamment en termes de circulation des sédiments et des courants, provoquent des désagréments sur les infrastructures, et peuvent potentiellement obérer certains aménagements. L’on a pourtant fermé au maximum le barachois de Saint-Pierre, par un système de digues prenant appui sur les cordons et îlots, durant les 19e et 20e siècles. L’on a également construit, en 1965, un aéroport sur le marais oriental connectant les hauts du barachois de Saint-Pierre à l’étang Boulot (quartier des Graves, où l’on mettait les morues à sécher sur les roches). Combler les hauts de barachois et chenaliser les goulets permet de dompter la Nature locale.

L’aménagement du barachois de Saint-Pierre, vu du ciel en 1952 : l’aéroport est en cours d’édification, les anciennes cales et les quais sont bien visibles, les digues sont établies. Source : IGN, photothèque nationale, mission 93PHQ1951, identifiant IGNF_PVA_1-0__1952-07-21__C93PHQ1951_1952_SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON_0069, numéro 69, 21 juillet 1952, échelle : 1:22441.

Des études géomorphologiques sont engagées pour décrypter les barachois de l’archipel, conduites à partir de 1979 par le département de géographie de l’Université de Sherbrooke.4 Les profils des côtes sont dressés, le littoral et ses dérives sédimentaires, accrétions et érosions sont cartographiés. Les barachois deviennent, localement, une catégorie géomorphologique, relativement englobante, puisque s’appliquant à des lagunes de plus ou moins grande taille, avec cours d’eau inféodés ou non.5

Coupe du Petit barachois de Langlade, réalisée dans le cadre d’un rapport d’expertise de l’Université de Sherbrooke, en 1982. France, CEREMA, DTecREM/DREL/Plouzané.

Le Grand barachois entre Miquelon et Langlade intrigue par la complexité de ses courants, induisant des chenaux de marée internes et un delta de vidange externe. Deux menaces majeures sont identifiées : la rupture de l’isthme qui le protège sur sa face occidentale, possible avec les tempêtes et la remontée du niveau marin,6 et son comblement par sédimentation et eutrophisation dans certaines têtes de chenaux de marée.7

Extrait de la cartographie de l’île de Miquelon-Langlade. « Évolution du littoral de Miquelon. 1956-1978 », dressée par Louis Fournier, de l’Université de Sherbrooke, en avril 1982. France, CEREMA, DTecREM/DREL/Plouzané.

Les travaux d’experts se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Les changements environnementaux et socio-économiques à l’œuvre ont conduit les administrations locales à ériger les barachois en catégorie d’intervention publique : la puissance publique doit protéger les barachois, au titre de la conservation de la Nature, mais également au titre de la pérennisation de certains usages anthropiques. Les barachois deviennent une catégorie politique, ballotée dans des controverses Nature-Culture qui les dépassent fréquemment. Ici, l’on doit sanctuariser le trait de côte pour lutter contre l’érosion, la remontée du niveau marin, les tempêtes plus violentes avec le changement climatique. Là, les barachois doivent constituer des zones de reposoir pour les oiseaux. Là encore, il faut que la pêche à pied puisse se poursuivre en leur sein lors des basses mers. Enfin, il faut que l’on y régule peut-être le phoque qui prolifère : ses fèces accélèrent le comblement, et peuvent provoquer une future zoonose de grande ampleur.

À cette catégorie politique répond, en miroir déformé, une catégorie scientifique, qui dépasse désormais la seule catégorie géomorphologique: il faut appréhender les socio-écosystèmes locaux des barachois dans leur globalité, et donc être attentif à la complexité présente dans toutes ses dimensions. Plusieurs projets pluridisciplinaires contemporains sont engagés.

Les barachois deviennent une catégorie politique, ballotée dans des controverses Nature-Culture qui les dépassent fréquemment.

Les barachois « avant » l’invention des barachois

Les barachois connaissent aussi des usages anthropiques plus extractifs. Les colons de l’archipel avaient bien compris que ces zones humides rétro-littorales constituent d’importants réservoirs de biodiversité que l’on peut exploiter de manière vivrière. Les barachois de l’archipel sont fréquentés à l’année de manière plus ou moins ponctuelle. Ces fréquentations anthropiques suivent les cycles naturels des saisons, les migrations animales et pousses végétatives inféodées. On y établi des cabanes de chasse (notamment aux gibiers d’eau et de mer) et des cabanes de pêche, aboutissant à une catégorie populaire du barachois.8 On y va pour pêcher des coquillages à marée basse et on y prélève la boëtte qui sert à appâter les lignes à morue pour les petits pêcheurs de Miquelon. A l’été, on va également cueillir les fruits et les baies dans les Buttereaux, ces grandes dunes fixées qui encadrent le Grand barachois à l’ouest, notamment autour de la Butte aux Berrys. Les barachois sont une catégorie cosmologique locale, associée aux usages vivriers de la Nature, libres, saisonniers et sauvages (en opposition au domestique).

Cabanes de chasse et de pêche, sous le versant des Buttes dégarnies, côte nord du Grand barachois, Miquelon. Anatole Danto, hiver 2023.

Les populations autochtones de la région avaient intégré la chasse dans les barachois dans le cycle annuel de leurs activités. Plusieurs traces archéologiques attestent historiquement et localement9 de la chasse aux oiseaux et de la pêche (notamment de coquillages) mais aussi de la chasse aux mammifères marins. La communauté Mi’kmaq fréquentaient ainsi le Grand barachois de Miquelon pour y chasser le phoque,10

incluant cette chasse dans des chasses saisonnières locales, à la baleine, aux oiseaux, etc.

L’une des premières catégories des barachois était donc une catégorie cosmologique autochtone, que les colons ont laissé perdurer, en cohabitation avec leurs propres usages. Dans la langue mi’kmaq, barachois se dit, originellement, ipsigiaq, traduisant l’antériorité catégorielle de la représentation des barachois, avant même l’arrivée du toponyme occidental. La communauté Mi’kmaq de Conne River (NL), de la Première Nation Miawpukek Mi’kamawey Mawi’omi, offrit un canoë traditionnel aux habitants de Miquelon en 2004, qui est désormais suspendu dans l’église du village. Il est sculpté, peint et gravé de plusieurs non-humains emblématiques du bestiaire littoral de cette région sub-boréale : baleine, ours, canard, aigle, poissons, dont certains peuplaient, et peuplent encore peut-être, les barachois de l’archipel.

Dans la langue mi’kmaq, barachois se dit, originellement, ipsigiaq, traduisant l’antériorité catégorielle de la représentation des barachois, avant même l’arrivée du toponyme occidental.

Détail du canoë micmac accroché dans l’église de Miquelon. Anatole Danto, hiver 2023.

Tous ces éléments traduisent des formes de continuités et de discontinuités, spatiales, temporelles, catégorielles (définitionnelles, de représentations, d’intégrations cosmogoniques et cosmologiques, …) sur le terre-mer archipélagique au sein de ces socio-écosystèmes côtiers que sont les barachois. Ils démontrent que les barachois constituent des lieux d’interactions dynamiques entre Humains et Nature d’importance, qui évoluent perpétuellement, dans leurs complexités intrinsèques. Au-delà de ces interactions factuelles, ces zones humides côtières participent des identités locales, et constituent des espaces symboliques pour les communautés côtières qui les fréquentent de manière séculaire.

Les buttereaux, dunes fixées de l’isthme reliant Miquelon à Langlade, encadrent l’ouest du Grand barachois. Anatole Danto, été 2021.

Références

  1. Rayburn, A. (1972). Caracteristic of Toponymic Generics in New Brunswick. Cahiers de géographie du Québec, 16(38), 285-311. ↩︎
  2. Voir les hypothèses formulées par Massignon et Brasseur : Massignon, G. (1947). Les parlers français d’Acadie. French Review, 45-53 ; Brasseur, P. (1986). Quelques aspects de la toponymie des îles Saint-Pierre et Miquelon. 450 ans de noms de lieux français en Amérique du Nord, 541-549. ↩︎
  3.  Voir à ce sujet le travail de comparaison diachronique des clichés réalisé par Roger Etcheberry, en lien avec le musée d’ethnographie de l’Université de Bordeaux : Etcheberry, R. (2019). Photos de Saint-Pierre et Miquelon, 115 p. ↩︎
  4. Dubois, J. M. M. (1980). Géomorphologie des îles Saint-Pierre et Miquelon : premier rapport d’étape. Université de Sherbrooke, Département de géographie. ↩︎
  5. Guay, R. (1970). Choronymie thématique : le Barachois. Cahiers de géographie du Québec, 14(32), 252-256. ↩︎
  6. Cerema Eau Mer Et Fleuves (dir.), Sylvain Lendre, Boris Leclerc, Amélie Roche, Alain Le Bars, et al.. Dynamiques et évolution du littoral : Fascicule 11 : Synthèse des connaissances de Saint-Pierre-et-Miquelon. [Rapport Technique] CEREMA. 2020, pp.233. ↩︎
  7. Le Moine, O., Geairon, P., Robert, S., Coudray, S., Fiandrino, A., Goraguer, H., & Goulletquer, P. (2019). Rapport 2018 Ifremer. Evolution des lagunes de Saint Pierre et Miquelon. Dynamique de renouvellement des masses d’eaux du Grand Barachois. ↩︎
  8. Joncas, G. (2001). Barachois : Quand étymologie savante et étymologie populaire se confrontent…. Québec français, (124), 99-101. ↩︎
  9. Le Doaré, M. (2019). Rapport de prospection archéologique. Analyse des données par télédétection par LIDAR de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, SRA Bretagne, CNRS UMR 6566 CReAAH, Rennes, 312 p. ↩︎
  10. Martjin, C. A. (1989). An eastern Micmac domain of islands. Algonquian Papers-Archive, 20. ↩︎
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