Au cours des deux dernières décennies s’est imposé le préjugé d’une contradiction irréconciliable entre le mouvement syndical et les enjeux environnementaux. Cette contradiction se trouve illustrée par l’image de salariés défendant leurs emplois, en dépit de l’impact environnemental des activités qui les occupent. Cette image a été érigée en symbole récurrent de la tension entre intérêts des salariés et réponse aux enjeux environnementaux. Cette pensée imprègne jusqu’aux syndicalistes : ainsi, en 2009, le journal Perspectives de la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) exprimait son souhait de s’intéresser aux expériences menées dans le mouvement syndical à l’échelle internationale, afin de “trouver son identité environnementale”. Au cours des années 2000, de telles interrogations ont été partagées par des syndicalistes de nombreux pays.
Or, ces expressions suggèrent d’emblée que les préoccupations environnementales seraient radicalement nouvelles pour le mouvement syndical. Dès lors, celui-ci devrait se tourner vers l’extérieur afin de nourrir son intervention. En présentant cette évolution comme résultant d’une récente “prise de conscience” de la crise écologique, les syndicalistes instaurent une distance avec le passé de leurs organisations, perçues comme étant demeurées longtemps “inconscientes” de ces enjeux. Cette démarcation permet ainsi de valoriser un présent dans lequel les syndicalistes seraient devenus subitement plus conscients et réflexifs que leurs prédécesseurs.
Le point de départ de mes recherches s’ancre dans ce contexte et entend donc interroger le passé environnemental des organisations syndicales, en questionnant les facteurs qui ont contribué à l’essor et aux mutations de leurs préoccupations depuis le milieu du vingtième siècle. Mon mémoire proposait ainsi une approche comparative entre les organisations québécoises et françaises entre 1944 et 1970. Ma thèse se focalise désormais sur l’espace français au cours du second vingtième siècle, en mobilisant des sources relevant à la fois des échelles locales, nationales et internationales.
En effet, dès la fin de la décennie 1940, les organisations syndicales forgent leur propre approche des enjeux environnementaux, en fonction de critères liés à leur activité et au quotidien des salariés. En premier lieu, la présence de toxiques et de substances nocives sur les lieux de travail – et leur diffusion hors du travail – fait l’objet d’une attention syndicale, générant des revendications et ponctuellement des conflits. En deuxième lieu, les syndicalistes nourrissent une importante réflexion sur l’aménagement des villes et des périphéries urbaines en faveur des salariés. L’adaptation des transports entre les lieux de vie et de travail, mais surtout la possibilité d’accéder à des espaces de loisirs en plein air, constituent ainsi des domaines importants de la construction d’une sensibilité environnementale des organisations syndicales. En troisième lieu, les syndicalistes s’interrogent quant à la gestion des ressources naturelles. Non seulement une exploitation intensive (du bois de forêt notamment) fait peser un risque d’épuisement de la ressource, menaçant ainsi les emplois dans ces industries, mais la richesse produite par leur exploitation est aussi pensée comme devant bénéficier d’abord aux salariés.
Avant même l’apparition d’un large mouvement environnementaliste, ou de politiques publiques de l’environnement, ces trois vecteurs conduisent donc les syndicalistes à forger les contours d’une attention aux enjeux environnementaux. La singularité de leur pensée réside dans l’affirmation progressive que l’environnement doit être pensé dans son interaction constante avec le travail. Pour mieux comprendre la démarche syndicale, nous nous inspirons ici de l’approche élaborée par Thomas Andrews, qui permet notamment de penser l’influence réciproque des processus de production et des processus de transformation des milieux physiques – et de situer le rôle du travail au cœur de ces dynamiques. De fait, en aspirant à intervenir sur ces processus, les syndicalistes et les salariés se trouvent confrontés aux aspirations différentes d’autres acteurs, à commencer par les pouvoirs publics et les industriels.
Dans la foulée, nous interrogeons donc les modalités concrètes d’intervention sur la définition de politiques et de mesures environnementales. Dès la décennie 1940, des revendications existent en matière de protection de la santé, bien qu’elles n’aient que peu attiré l’attention de l’historiographie. Ainsi la grève des mineurs d’amiante au Québec en 1949 inclut d’importantes revendications visant à contrer la diffusion des poussières, de même que la grève des mineurs de charbon en France en 1948 se nourrit d’une aspiration à la sécurisation de l’environnement du travail. Toutefois, par-delà ces revendications traditionnelles du mouvement syndical, les décennies 1960 et 1970 consacrent une aspiration plus marquée des syndicalistes à interférer dans les décisions porteuses de retombées environnementales et sanitaires : usage des substances dans le processus de travail, définition des techniques de production, gestion de l’accès aux espaces dits “naturels, définition des productions “socialement utiles”, etc.
Or, saisir les outils de l’intervention syndicale impose d’abord de déterminer les limites que fixent les acteurs à leur propre intervention. En effet, tout au long du second vingtième siècle, les syndicalistes se trouvent confrontés à une contradiction : définis d’abord par leur positionnement social dans la relation salariale, donc enracinés dans l’espace de travail, ils entendent aussi parfois alerter sur les retombées environnementales de la production – au-delà des murs des ateliers et des usines. Pour dépasser ou contourner cette difficulté, les syndicalistes doivent donc repenser leur intervention, ainsi que leurs structures. Au sein de la CSN québécoise des années 1960, ce mouvement est favorisé par l’affirmation du “deuxième front de lutte”, actif sur les enjeux de la consommation et de l’aménagement urbain ; alors qu’en France, c’est l’invention de structures syndicales territorialisées à l’échelle du “cadre de vie” des salariés, qui permet d’accentuer l’action environnementale du mouvement syndical.
En outre, ce dépassement d’une action syndicale ancrée dans les entreprises et dans les limites de la relation salariale impose aux syndicalistes de nouer des ententes avec une pluralité d’acteurs sociaux. En fonction des contextes et de leurs orientations idéologiques, les syndicalistes entendaient ainsi favoriser la régulation environnementale par les pouvoirs publics, ou pouvaient au contraire se montrer critique à l’égard des carences des administrations chargées de contrôler les industries. Ce tournant les conduit aussi à tisser des liens avec des acteurs hors du travail, à commencer par des associations environnementalistes ou les riverains d’industries. Enfin, ce déplacement implique progressivement de penser l’articulation entre une action territorialisée et le caractère plus global que peuvent prendre les enjeux environnementaux, ainsi de la diffusion d’une pollution sur l’ensemble d’un bassin hydrographique. Les syndicalistes doivent alors concilier les tensions entre leurs interventions locales et nationales, en jouant à la fois de leur relatif poids institutionnel et de l’influence qu’ils acquièrent en s’appuyant sur les mouvements sociaux, tout en nourrissant une expertise environnementale et des contre-propositions visant à articuler enjeux sociaux, économiques et environnementaux.
En revenant aux archives d’organisations qui furent trop souvent lapidairement définies comme “indifférentes à l’environnement”, voire “productivistes”, cette recherche doit donc permettre de corriger ces postulats. D’une part, elle identifiera les difficultés récurrentes soulevées par l’action environnementale des organisations syndicales, ainsi que les conditions dans lesquelles ces actions furent possibles. D’autre part, elle tentera de définir les contours de ce qu’aura été un “environnementalisme ouvrier” (selon un terme emprunté aux travaux respectifs de Chad Montrie et Stefania Barca), tout en cernant les conditions sociales et les limites temporelles de son existence.
Les recherches menées au cours de mon mémoire, réalisé sous la direction de Geneviève Massard-Guilbaud (EHESS, Paris) et de Michèle Dagenais (Université de Montréal), visaient à dresser une comparaison entre les représentations et pratiques environnementales des confédérations syndicales québécoises et françaises entre 1944 et 1970. Je poursuis désormais cette recherche doctorale centrée sur l’espace français au cours du second vingtième siècle, au Centre Maurice Halbwachs (EHESS, Paris), sous la direction de Geneviève Massard-Guilbaud.
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- L’environnement, un objet pour l’histoire du travail? - September 16, 2013