Jacques Le Goff : espace et nature à l’époque médiévale

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Jacques Le Goff est décédé le mardi premier avril, à l’âge de 90 ans. Connu comme l’un des plus grands médiévistes de France, il a aussi marqué l’historiographie en tant que représentant de la « nouvelle histoire ». Il est également connu pour avoir dirigé plusieurs années la revue Annales, Histoire et Sciences sociales. Ses méthodes d’anthropologie historique ont permis d’explorer toutes les facettes de la vie au Moyen Âge. Je ne ferai pas un bilan de ses travaux : je connais trop mal Jacques Le Goff, et vous trouverez certainement de bien meilleure notices que celle que je pourrais fournir. Jacques Le Goff n’est certainement pas une figure associée à l’essor de l’histoire de l’environnement – si je me trompe, que l’on me corrige. Mais quelques réflexions se prêtent peut-être tout de même pour l’occasion sur la façon dont il a traité certains thèmes dans le cadre de ses recherches sur la période médiévale. Plusieurs différences marquent l’essor et l’évolution de l’histoire de l’environnement entre mondes européens et américains, entre univers francophones et anglo-saxons. On peut en soulever deux ici. La première concerne l’existence de la période médiévale en Europe, qui appelle une temporalité inexistante en Amérique du Nord. Puis il y a la tradition de l’école des Annales et de la géographie régionale française, qui ont influencé le parcours de la question de l’environnement en France. Le lègue de Jacques Le Goff mériterait certainement une réflexion bien plus approfondie, mais en voici quelques esquisses, à partir de ces remarques.

Plus souvent cité pour son intérêt concernant les questions sur le temps, son découpage et la mémoire, Jacques Le Goff n’a pas moins abordé les enjeux spatiaux. On peut rappeler tout d’abord ses travaux sur le paysage rural et le peuplement des campagnes, qui se sont poursuivis avec des travaux sur la ville médiévale. Il a d’ailleurs mis bien en évidence la dépendance entre le développement des villes et des campagnes, ainsi que sur les flux qui les unissent. Des thèmes qu’il a abordés sous un angle multidimensionnel : mouvements de population, utilisation de l’espace, culture du sol, habitudes alimentaires. À l’époque de la grande peste, il a abordé la relation entre la santé et le milieu de vie. Jacques Le Goff approchait alors – en 1965 – l’étude du paysage avec une certaine « inquiétude », puisque « parler de paysage et peuplement rural depuis le XIe siècle ne signifie-t-il pas – au fond – traiter de toute l’histoire de l’Europe?[1] ».

« Car les paysages ruraux sont l’œuvre heureuse et parfois malheureuse de l’homme : dès ses premières interventions conscientes (nous pouvons laisser de côté l’économie de cueillette) il influe sur le sol par une “rupture de la continuité de la couche superficielle, la substitution d’une végétation spontanée variée par une autre, uniforme et introduite exprès, qui ne reflète plus nécessairement le cycle biologique suivi par le terrain en liaison avec l’association végétale et microbienne locale” (Haussmann). C’est dans ce passage du terrain naturel au terrain agricole que réside le point de départ de tout paysage rural. Il est évident que si on avait à construire une sorte de théorie abstraite du paysage rural, tout ou presque serait déjà dit. Mais, pour nous, de toute évidence, le problème est infiniment plus complexe, car sur cette base de départ, simple et presque spontané, “naturelle”, des rapports de l’homme avec le sol, d’autres rapports s’instaurent. Tout d’abord, l’homme ce n’est jamais l’homme au singulier. Ce sont les hommes : noyau familial, clan, nation, continent. Ensuite, les hommes s’articulent entre eux – et par rapport au sol – par le moyen de relations – de propriété, d’exploitation ou autres –  différentes d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une condition à l’autre. Encore, l’intelligence, l’expérience, les contacts, les besoins et tout ce qu’on peut appeler les techniques, l’action des hommes sur le sol, deviennent progressivement plus importants et déterminants ; les mentalités, enfin, la façon de l’homme de se “poser” par rapport au sol : voici le groupe de facteurs essentiels qui ont toujours agi sur l’histoire du paysage rural du monde entier[2] ».

En des termes qui précèdent l’apparition de la notion d’environnement –  du moins au sens entendu maintenant dans les sciences sociales –, Jacques Le Goff a vu la nécessité « de reconstruire de quelle façon géographie et démographie deviennent histoire »[3]. En médiéviste, c’est à travers le prisme de la féodalité et de la Chrétienté, du pouvoir seigneurial et de celui de l’Église, qu’il faisait une lecture de l’espace.

Les études de Jacques Le Goff sur l’imaginaire médiéval ont également contribué à la compréhension de nos « sensibilités à l’environnement ». L’imaginaire occidental demeure imprégné des récits médiévaux où l’état de nature demeure indomptable, menaçant toujours l’homme dans ce qu’il est comme être de culture. Un imaginaire qui entretient « la crainte devant la nature qui nous tient à sa merci par l’irrationnelle magie de ses pouvoirs »[4]. Son chapitre « Le désert-forêt » dans L’Imaginaire médiéval est un classique[5]. Plus largement, il a tenté de comprendre de quelle façon l’homme médiéval appréhendait son milieu : « […] les hommes du Moyen Age entrent en contact avec la réalité physique par l’intermédiaire d’abstractions mystiques et pseudo-scientifiques. La nature pour eux ce sont les quatre éléments qui composent l’univers et l’homme, univers en miniature, microcosme[6] ».

Jacques Le Goff abordait temps et espace en association, pour tenter de cerner comment l’homme médiéval vivait ces deux réalités indissociables. Mais il le faisait concernant une époque qui possédait ses propres notions, et à un moment où l’environnement n’était pas encore totalement admis comme objet d’histoire. Dans La Nouvelle histoire, dictionnaire des nouvelles tendances historiographiques publié sous sa direction en 1978, le terme « environnement » renvoyait tout d’abord à « climat », puis à « géographie historique » – ainsi qu’à quelques mots en lien à l’histoire du corps et des maladies. Les avancées rapides de l’histoire du climat posaient alors « en clair les problèmes de toute histoire de l’environnement : dans l’histoire des hommes, sert-elle de toile de fond, ou joue-t-elle un rôle déterminent?[7] ». Quant à l’article sur la géographie historique, maintenant bien admise comme compagne de l’histoire de l’environnement, on y questionnait les limites respectives de la géographie et de l’histoire, et leur transgression de plus en plus fréquente. Il s’agissait alors de dilemmes et de débats qui se posaient et confrontait l’historien à sa pratique, et dans lesquelles Jacques Le Goff évoluait.

Il ne s’agit ici que de quelques références rassemblées rapidement. Il ne s’agit pas de trouver des liens qui n’existent pas entre les travaux de Jacques Le Goff et l’histoire de l’environnement. C’était une façon néanmoins de rendre hommage à ce grand historien.


[1]  Jacques Le Goff and Ruggiero Romano, « Paysages et peuplement rural en Europe après le XIe », Études rurales, No. 17 (Apr. – Jun., 1965), p. 6.

[2] Ibid., p. 16,

[3] Ibid., p. 24.

[4] Robert Delort et François Walter, Histoire de l’environnement européen, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 57

[5] Jacques Legoff, « Le désert-forêt », dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, p. 59-75.

[6] Jacques Legoff, « Structures spatiales et temporelles », dans La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1984, p. 161.

[7] « Climat », dans Jacques Legoff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, p. 88.

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Maude Flamand-Hubert

Je suis professeure adjointe en politiques appliquées à la forêt privée à la faculté de foresterie, de géographie et de géomatique, département des sciences du bois et de la forêt de l'Université Laval. J'ai soutenu en 2017 ma thèse de doctorat, intitulée "La forêt québécoise dans la première moitié du XXe siècle : représentations politiques et littéraires" (cotutelle en développement régional à l'Université du Québec à Rimouski (UQAR) et en histoire à Sorbonne Paris-IV). Mes intérêts de recherche portent sur l'exploitation des ressources naturelles et les politiques publiques, l'histoire forestière, régionale et environnementale, le Québec au XIXe et XXe siècle, les représentations de la forêt et des milieux forestiers.

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